La relecture attentive des mentions de Sulpicius Quirinius par Flavius Josèphe mène à une plus juste idée de son rôle exact en Orient en l'an 6 AD; elle remet en cause l'affirmation infondée selon laquelle il aurait été alors gouverneur de Syrie.
En 37 de l'ère d'Actium, soit en 6 AD, la Judée devint province romaine; gouvernée par un préfet, Coponius, elle se retrouvait soumise à la Syrie au niveau fiscal. C'est donc de Syrie que Quirinius procéda à l'évaluation des biens recensés en Judée. Il s'y rendit alors que le recensement touchait à sa fin; il destitua le grand-prêtre et nomma son remplaçant. Il ne s'attarda pas, car son nom n'est plus évoqué par la suite, si ce n'est dans la Guerre comme repère chronologique.
Les mentions de son nom sont au nombre de six dans l'œuvre de Flavius Josèphe:
1) - Ainsi le pays d’Archélaüs fut assigné en tributaire à celui des Syriens et Quirinius, un homme de rang consulaire, fut envoyé par César pour procéder à l'évaluation en Syrie et disposer de la Maison d'Archelaüs. AJ 17.355
2) - Quirinius, un homme de ceux rassemblés au conseil (un sénateur), après avoir accompli les magistratures et d'autres, et qui s'était dirigé excellemment à travers toutes jusqu'à devenir consul, d'une grande réputation quant aux autres [charges], avec quelques uns vint en Syrie, envoyé par César en tant que juge du peuple et pour devenir censeur des biens. AJ 18.1
3) - Coponius, de l'ordre équestre avait été envoyé en même temps que lui pour gouverner les Juifs avec le pouvoir sur tout. Qurinius aussi vint en Judée, qui avait été annexée à la Syrie, pour évaluer leurs biens et disposer des richesses d'Archelaüs. AJ 18.2
4) - Quirinius ayant disposé des richesses d'Archelaüs et les évaluations touchant déjà à leur fin, lesquelles eurent lieu 37 ans après la défaite d'Antoine à Actium par César, démit le grand prêtre Joazar, qui avait été renversé par la foule, de la dignité de son offce ; il institua grand prêtre Anne fls de Seth. AJ 18.26
5) - Manahen, fls de Judas appelé le Galiléen, ce terrible sophiste qui, sous Quirinius, avait reproché aux Juifs de se soumettre aux Romains après Dieu. GJ 2.433.
6) - Lui (Éléazar) était un descendant de ce Judas qui avait persuadé les Juifs de ne pas faire de déclarations lorsque Quirinius avait été dépêché comme censeur en Judée. GJ 7.253.
Le choix des termes employés fournit des renseignements suffisamment précis pour avoir une idée ajustée du rôle du légat.
Le titre consulaire (n° 1&2)
L'année romaine était identifée par le nom des consuls en charge cette année là et qui étaient alors détenteurs du titre. Cette dignité leur était conférée à vie mais, au terme de leur mandat, ils n'étaient plus que des hommes de rang consulaire (vir consularis), ce que Josèphe a respecté en introduisant Quirinius comme consul lorsqu'il obtint le titre (n°2) et comme magistrat de rang consulaire à son arrivée en Syrie (n°1), et en réservant le titre de consul à ceux qui marquaient l'année de leur nom. Dans la Guerre des Juifs, les deux mentions de Quirinius constituent, à cette image, un repère chronologique, le poids de son rang consulaire et de sa personnalité ayant servi de référence historique.
Envoyé par César (n°2)
Le verbe ἀποστέλλω signifant envoyer implique une relation entre l'envoyé et celui qui l'envoie; il n'est pas indifférent de savoir que le terme apôtre se rattache à cette racine. Dans les œuvres de Josèphe il jouit de 83 occurrences contre 671 pour son synonyme πέμπω. Son participe à la voie passive et au temps du parfait, ἀπεσταλμένος, n'y trouve que trois occurrences relatives à Titus, Quirinius et Varus. Alors que la voie active met en valeur l'action accomplie par le sujet, la voie passive rend sensible la relation entre le sujet et l'agent. Quant au parfait intensif, il décrit un processus en cours et diffère du présent par l'intensité avec laquelle les événements sont rapportés. Pour Quirinius envoyé par César, la même expression au parfait passif semble indiquer une relation privilégiée de confiance entre Auguste et lui. Quirinius faisait preuve d'une autorité qui apparaissait aux yeux du peuple comme une délégation directe des pouvoirs de l'empereur. Pour la mission d'autres légats, Josèphe a toujours préféré la voie active du verbe πέμπω signifant mandater, dépêcher.
Officier de Justice ( δικαιοδότης n°2)
Le titre δικαιοδότης (dikaiodotês) désigne un officier de justice et demande à ne pas être traduit par gouverneur comme on le lit parfois; il est attesté dans la littérature et l'épigraphie par quatre occurrences entre le milieu du Ier siècle avant notre ère et la légation de Quirinius en 6AD : sur deux inscriptions de Carie l'une d'un conseiller du proconsul d'Asie, l'autre du magistrat chargé de la justice, une autre sur une inscription de Lycie et enfin dans l'œuvre de Strabon pour un officier qui assistait le légat d'Égypte. Ces offciers de justice civile sont demeurés anonymes bien qu'ils aient été gratifés des qualifcatifs honoré et révéré. Cependant ils ne détenaient pas l'autorité suprême qui était entre les mains du préfet ou du consul. Puis le titre n'est plus attesté avant Claude au moment où l'équivalent latin Iuridicus apparaît lui aussi dans l'épigraphie. Le δικαιοδότης et le Iuridicus étaient mandatés dans les provinces qui le demandaient, mais il restaient sous la supervision directe de l'empereur. Ces officiers qui étaient de rang équestre ou prétorien avaient eu une carrière militaire.
En Égypte, les officiers de justice occupaient un autre poste en même temps. Occasionnellement ils assumaient le gouvernement de la province comme substitut du préfet, mais ils étaient plus souvent des procurateurs financiers. Dans la province de Lycie-Pamphilie, le légat était appellé presbeutês kai antistratêgos Lukias kai Pamphulias, équivalent grec du latin legato Augusti pro praetore provinciae Lyciae et Pamphyliae; suite à leur légation, ils obtenaient le titre de consul suffect. Sur la trentaine de noms repérés sur les inscriptions, huit d'entre eux furent appelés en outre δικαιοδότης ; ce titre leur était consenti par les citoyens pour s'être rendu dans leur ville pour des affaires judiciaires; l'inscription commémorative était une expression de leur reconnaissance.
Les 60 noms des Iuridici identifés dans l'épigraphie latine étaient de rang équestre ou prétorien. Les deux tiers qui avaient rempli leur rôle en Espagne, Italie ou (Grande) Bretagne furent promus consuls suffect peu après.
De la documentation analysée il résulte que l'office de δικαιοδότης ou de Iuridicus n'était pas confié à un consul mais à un personnage de rang inférieur. Et, quand Hadrien divisa l'Italie en quatre régions judiciaires, il envoya dans chacune un consulaire ; s'il les appela du nouveau titre de Consulares, c'est bien parce que celui de Iuridicus ne leur convenait pas hiérarchiquement. Les consulaires ne disposaient pas d'un vocabulaire adapté lorsqu'ils recevaient un mandat extraordinaire de caractère judiciaire. Flavius Josèphe s'est donc servi du vocabulaire en vigueur pour les prétoriens, et bien qu'il puisse disqualifier l'ancien consul.
Intendant des richesses d'Archelaüs (n° 1, 3, 4)
La racine grecque τιμή (valeur) apparaît cinq fois dans les phrases comportant le nom de Quirinius (n ° 1 ἀποτιμησόμενος, n ° 2 τιμητής, n ° 3 ἀποτιμησόμενος, n ° 4 ἀποτιμήσεων, n ° 6 τιμητής). Les n ° 1, 3 et 4 présentent Quirinius en tant qu’évaluateur ou expert en évaluation et les n ° 2 et 6 en tant que censeur en Judée. Au futur, le participe ἀποτιμησόμενος indique la tâche que le consul se devait d'accomplir, tandis que le substantif τιμητής faisait référence à une désignation offcielle.
À la requête d'Auguste, Quirinius devait se rendre maître de la fortune d'Archélaüs; comme l'Égypte, la Judée revenait au domaine personnel de l'empereur dont les affaires financières étaient confiées à des procurateurs ou des préfets de rang équestre ou prétorien. Un exemple signifcatif est celui de Sabinus qui “procurateur de César pour les affaires financières en Syrie était venu en Judée en toute hâte pour mettre en sûreté la fortune d’Hérode”, en fait pour se l'approprier puisqu’il “s’efforçait de s’emparer des citadelles par la force et poursuivait avec acharnement la découverte des trésors du roi, poussé par l’appât du gain et une insatiable cupidité”. Son avidité avait déclenché la rébellion des Juifs et Auguste pouvait craindre que de tels événements ne se reproduisent au point que les richesses d’Archelaüs ne lui échappent. Pour l'éviter, il aurait cherché une alternative plus satisfaisante à l'envoi d'un affranchi. Quel homme de confiance pouvait superviser l’assujettissement de la Judée et veiller à ce que les biens d’Archélaüs reviennent au domaine impérial ? Quirinius connaissait les provinces romaines du Moyen-Orient; selon Tacite, il avait été recteur de Caius César en Arménie deux ans auparavant; il pouvait négocier avec les autorités juives de Judée qui avaient souhaité leur autonomie au moment de la mort d'Hérode et avaient demandé le renvoi d'Archélaüs dix ans plus tôt. Il se présentait comme l'homme de confiance qu'Auguste recherchait et ne pouvait, en dépit de l'âge, se soustraire à sa requête. Il eut à estimer les richesses pour en rapporter l'équivalent financier par la vente; il devait s'assurer, sinon, que l'usufruit en revienne directement à l'empereur.
Sous la République, le titre de censeur était considéré comme le plus élevé du cursus honorum de la carrière publique romaine; le contrôle de la moralité publique avec le pouvoir de décider ce qui était juste ou non était un autre devoir des censeurs, une haute responsabilité; la censure devint de plus en plus une magistrature d'anciens consuls. Un censeur ne détenait pas l’imperium et n’était pas entouré de licteurs, mais il était considéré comme un sanctus magistratus hautement respecté. Il était responsable de l'administration des finances. Les deux derniers censeurs furent Plancus & Lepidus qui, alors qu'ils présidaient le Lustrum en 22 av. J.-C., démissionnèrent après qu'ils aient été ridiculisés par la chute de leur podium. La fonction fut dès lors assumée par l'empereur et le recensement devint l’une des charges impériales; Auguste, cependant, n'en porta pas le titre, à la différence de ses successeurs. Il fit dresser l'inventaire de l'Empire et, dans les provinces qu'il possédait personnellement (Chersonèse de Thrace, Égypte et Judée), il chargea des agents de percevoir ses revenus privés. Ces officiers ne recevaient pas le titre de censeur, mais celui de procurateur. Les charges d'intendant et de censeur furent déléguées par Auguste à des hommes de rang de transition entre plébéiens et sénateurs, généralement des affranchis quand ils n'appartenaient pas au rang équestre. En l'an 53 de notre ère, Claude décida de donner aux procurateurs un droit de juridiction en matière fiscale au sein de leur administration; la fonction juridique fut unie à celle de la censure.
Le complément ad census accipiendos ne fut pas ajouté au titre legatus Augusti avant le milieu du premier siècle, et ce titre légat propréteur pour la collecte du cens n'eut d'autre équivalent grec que celui de τιμητής. Que Josèphe ait qualifié Quirinius de censeur (τιμητής), alors qu'il exerçait, durant cette période intermédiaire, une mission extraordinaire confiée par l'empereur, est donc justifié.
En Syrie &/ou en Judée ? (n° 1, 2, 3, 6)
Avec le renvoi d'Archélaüs, la Judée était entrée dans le domaine impérial, raison pour laquelle un recensement des biens et des personnes y était entrepris dans le but de soumettre la population au nouvel occupant romain. Elle constituait une province à part entière, mais au niveau fiscal elle relevait de la Syrie. Celle-ci avait été la première province annexée sous la République romaine en 64 avant notre ère et il n'y avait pas de raisons d'y conduire, comme en Judée, un recensement à caractère coercitif. Quirinius devait y évaluer les biens [τὰ] et disposer de la Maison d'Archelaüs ; l'article τὰ peut renvoyer aux propriétés qu'Hérode le Grand avait eues en Phénicie (territoire rattaché directement à la Syrie) et qui n'avaient pas encore été attribuées à ses fils ; ainsi en était-il du domaine de Chalcis à propos duquel Agrippa Ier supplia Claude en faveur de son frère Hérode. Il y a tout lieu de penser que Quirinius avait évalué l'héritage d'Hérode, non seulement en Judée, mais également dans la Syrie Phénicienne.
En résumé le rôle de Quirinius tel que l'a décrit Josèphe concernait la Syrie en ce que la Judée lui avait été rattachée fiscalement; mais rien ne permet de dire qu'il exerçait alors un rôle de gouvernement sur la Syrie.
Le censeur et le gouvernement de la province
Les consulaires gouvernant les provinces impériales de l'Empire recevaient un titre inférieur à leur rang et qui était repris aux préteurs, legati propraetore ; l'Empereur n'avait pas souhaité les en distinguer, ayant multiplié leur nombre pour diminuer leur autorité. Leur appellation legati propraetore avait un équivalent grec, mais seulement pour les préteurs ; les consulaires appelés à gouverner n'avaient aucun titre réservé. Ainsi Josèphe, qui n'indiquait pas toujours leur fonction, leur donnait les titres de stratège, administrateur, gouverneur ou successeur du commandant. Il n'en a pas qualifié Quirinius qui exerçait une autre charge exprimée par d'autres termes qui ne se retrouvent pas ailleurs dans son œuvre.
Si dans de nombreux cas le censeur était également le gouverneur de la province, dans d'autres, il était spécifiquement mandaté, aux côtés du gouverneur, pour superviser les opérations.
« Ils n'exercent pas en même temps le gouvernement de la province comme nous l'avons souvent cru, mais leurs pouvoirs sont supérieurs à ceux des gouverneurs, surtout lorsque ceux-ci sont des prétoriens ... Ces hommes font tous partie de l'élite sénatoriale et sont des proches de l'empereur. L'importance de la fonction est soulignée par le fait qu'elle est rarement remplie en tant que première fonction consulaire. Ils sont nécessairement aidés dans leur tâche ... Ils choisissent des auxiliaires généralement parmi les chevaliers». Cette analyse de Jean-Pierre Martin ne manque pas d'exemples :
– En 61AD trois consulaires, Trebellius Maximus, Q. Volusius Saturninus et T. Sextus Africanus, siégeaient dans une commission chargée de réviser la liste de recensement et les évaluations fiscales en Gaule. Ils ne gouvernaient pas les trois provinces de la Gaule pendant ce temps.
– Gallicus, gouverneur de Galatie, consul suffect à deux reprises (en 70 et 85AD), avait reçu une mission extraordinaire en Afrique (73/74) en rapport avec le projet de Vespasien d’augmenter les contributions des provinces.
– Prifernius Paetus Rosianus Nonius, légat propréteur d'Aquitaine (env.143/45ap.J.-C.),consul suffect (146 ap. J.-C.), fut de nouveau envoyé en Aquitaine comme legatus Augusti ad census accipiendos provinciae Aquitanicae avant son proconsulat en Afrique (160/61); il avait accompli deux légations dans la même province, la première en tant que légat propréteur, la seconde en tant que censeur ; consulaire à cette époque, il n'était cependant pas le gouverneur de la province d'Aquitaine puisque celle-ci était gouvernée par un légat de rang prétorien.
- En 197-198, AD-Q. Hedius Rufus Lollianus Gentianus consul suffect (186AD) a supervisé le recensement dans la colonie et dans la province de Lyon. La même année, c'est T. Flavius Secundus Philippianus qui était legatus propraetore de la Gaule Lugdunensis.
Ainsi, sous le Haut-Empire, le cens fut confié parfois à des légats qui n'avaient pas en même temps le gouvernement de la province. Pour des raisons particulières, la responsabilité fut confiée à un consul qui ne détenait pas en même temps l'Imperium (merum). Quirinius a pu se voir confier une mission similaire; il n'y a aucune raison de l'en exclure.
Conclusion
Selon les distinctions d'Ulpien, l'Imperium merum conférait le haut commandement militaire avec le Ius gladii qui était le pouvoir judiciaire en matière criminelle. Rien ne permet de dire que Quirinius détenait ce pouvoir puisqu'il était envoyé en tant que δικαιοδότης et pour superviser le recensement conduit en Judée; il pouvait détenir un Imperium mixtum, comprenant seulement la juridiction civile pour traiter les cas qui se présentaient lors de la liquidation des biens d'Archelaüs ou la déclaration des propriétés. Au sommet et au terme de sa carrière lui, qui était un proche de l’empereur, avait été envoyé pour une mission extraordinaire; il devait expertiser le patrimoine d’Archelaüs tant en Judée qu'en Syrie et, appuyé par des administrateurs compétents, superviser juridiquement le recensement dans la Judée rattachée fiscalement à la Syrie. Il n'était pas gouverneur de province et son rôle ne concernait pas les Syriens mais les Judéens et leur patrimoine qui pouvait s'étendre jusqu'en Phénicie, rattachée administrativement à la Syrie. Mandaté personnellement par Auguste, il était δικαιοδότης, un titre donné à des légats de rang inférieur au sien mais qui, à défaut de titres réservés aux consulaires, lui avait été néanmoins décerné. Un autre légat devait gouverner la Syrie-Phénicie à cette époque, peut-être Lucius Volusius Saturninus qui avait frappé des pièces de monnaie à Antioche en 4 AD. Rien dans les récits de Josèphe ne permet de supposer qu'il détenait alors l'Imperium (merum). Il faudrait disposer d'arguments sérieux en sens contraire, fondés sur une documentation fiable, pour considérer Quirinius comme le gouverneur de Syrie en l'an 6AD.
Cette constatation ne saurait être sans répercussions sur les précédentes étapes de sa carrière.
[ Cet article est une rédaction simplifiée “Quirinius, son rôle en Syrie en l'an 6AD” où l'on trouvera les références épigraphiques et bibliographiques. ]